France > Détroit > Algérie > Palestine : un large spectre de colonialisme de peuplement

Traduction par Ouessale

Militant de Détroit, universitaire et camarade estimé, Kristian Davis Bailey est en route pour la France afin de faire avancer les solidarités et les luttes unies des Noirs et Palestiniens. Le colonialisme de peuplement français est profondément ancré, tant sur l’Ile de la Tortue qu’en Palestine. Ce bref article est inspiré de son voyage et de ses efforts.

Toute la surface du globe porte les stigmates de l’impérialisme et du colonialisme de peuplement. Ce qui suit expose les liens entre les Noirs aux USA et les Palestiniens (entre-autres) à travers le prisme du colonialisme de peuplement et de l’impérialisme français. C’est sur le thème de la solidarité Noirs – Palestiniens que se tiennent, en France, de multiples conférences pendant l’Israeli Apartheid Week 2016.

Commençons par Détroit d’où j’écris. La colonisation française de l’Ile de la Tortue n’a pas été moins catastrophique que les colonisations britanniques ou espagnoles, bien qu’elle ait été circonscrite par d’autres pouvoirs impériaux au fil du temps. Localement, dans ce que la société coloniale appelle Détroit, les français, sous la direction d’Antoine de la Mothe Cadillac, ont entrepris la destruction de la société d’Ojibwe, à travers la marchandisation de la fourrure, l’introduction de maladies européennes, les homicides aux frontières (bien que moins courants que sous les britanniques plus tard) et l’introduction de l’alcool (l’histoire coloniale de l’alcool reste encore à écrire bien qu’elle soit indispensable).

Pendant la conquête, les premiers colons français ont emmené des esclaves africains. De fait, ils ont érigé un monde négrophobe tout en anéantissant le monde indigène. Bill McGraw écrit pour le Deadline Detroit : « En 1750, par exemple, vers la fin du régime français, plus de 25% des résidents de Détroit possédaient des esclaves ». Il poursuit : « De nombreuses routes, écoles et localités dans le Sud-Est du Michigan portent les noms d’anciennes familles bourgeoises propriétaires d’esclaves : Macomb, Campau, Beaubien, McDougall, Abbott, Brush, Cass, Hamtramck, Gouin, Meldrum, Dequindre, Beaufait, Groesbeck, Livernois et Rivard, parmi tant d’autres ».

Les richesses acquises par les colons français sur l’Ile de la Tortue étaient sans commune mesure avec les profits engrangés dans les colonies d’esclaves caribéennes, notamment à Haiti. Cela dit, l’empire français de la fourrure et des esclaves de Détroit fait partie d’un pouvoir colonial et impérial qui – plus d’un siècle après le retrait de la France d’Amérique du Nord suite à son expulsion d’Haiti, au cours de la révolution la plus importante de l’histoire moderne – a rassemblé la France et le Royaume Uni pour l’élaboration des Accords Sykes-Picot. Ces accords ont consisté en un démembrement du Sud-Ouest de l’Asie en vue d’une répartition entre la France, le Royaume Uni et la Russie. Sykes-Picot a jeté les bases du colonialisme britannique en Palestine, régime qui a facilité le colonialisme de peuplement sioniste ensuite. Sans les richesses acquises en colonisant l’Ile de la Tortue et en vendant les africains comme des biens leur appartenant, la France n’aurait jamais eu la possibilité de façonner et de bénéficier des Accords Sykes-Picot.

Peu de temps après ces Accords (et bien qu’ils n’en soient pas la cause), l’Algérie, autre colonie de peuplement majeure, doit de nouveau faire face à l’opposition à sa décolonisation et organiser la résistance. Au cours des quatre décennies suivantes, le régime français a écrasé, brutalement mais sans succès, l’agitation anticoloniale et les révoltes, qui atteignirent leur paroxysme lors de l’insurrection menée par le Front de Libération National, mettant ainsi fin à l’occupation française en 1962.

Israël a toujours eu besoin d’un puissant sponsor et la France a joué ce rôle dès 1954. Selon Michael Laskier, en Algérie, le Mossad a créé des unités paramilitaires secrètes qui combattaient activement les actions anticoloniales du FLN visant les juifs algériens (dont le colonisateur français antisémite avait fait une caste indigène privilégiée, « plus proche » de l’européanité que les algériens musulmans). Israël a aussi soutenu l’occupation française à l’ONU, se rangeant systématiquement du côté de la France lors des votes concernant l’indépendance de l’Algérie et les essais nucléaires dans le Sahara.

Pour sa part, la France a fourni des armes de pointe à Israël et l’a aidé à développer une industrie aéronautique, ainsi que des armes nucléaires. La France a fourni les avions qu’Israël a utilisé pour envahir le Sinaï pendant la crise du canal de Suez en Octobre 1956, lors d’une attaque conjointe des britanniques, français et israéliens sur l’Egypte. En 1959, la France a autorisé Israël à assembler le jet Fouga Magister sous licence française, tout en continuant de lui vendre des bombardiers beaucoup plus avancés comme le Mystère. C’est avec des armes françaises qu’Israël a attaqué l’Egypte et la Syrie en Juin 1967. La Jordanie s’est alliée à l’Egypte et à la Syrie, et la guerre s’est soldée par la conquête par Israël du Sinaï et l’occupation de Gaza sur le territoire égyptien, l’occupation de la Cisjordanie alors jordanienne et l’occupation du Plateau du Golan syrien.

Israël s’est empressé de construire des colonies dans le Sinaï, espérant ainsi porter préjudice aux futures négociations par un fait-accompli qui soumettrait à Israël, tout ou partie de la péninsule, en plus de Gaza. La colonisation israélienne a inévitablement entrainé une résistance égyptienne. Les missiles anti-aériens ont lourdement pénalisé Israël pendant cette guerre d’usure. Pour perturber les radars antiaériens, Israël achète ses premiers drones aux USA. Ils servent à la fois d’appâts et d’espions. A cette période, les drones fonctionnent encore avec des pellicules photo qui doivent être extraites au retour du drone, développées et analysées pour obtenir des informations. La résistance égyptienne, ainsi que les avancées en matière de traitement des données conduisent Israël à modifier ses drones pour pouvoir déployer une surveillance en temps réel. Les nouveaux drones émettent leurs vidéos en direct, réduisant ainsi considérablement le temps entre la reconnaissance et l’attaque et permettant des ajustements immédiats sur le champ de bataille. Ces drones n’ont pas beaucoup servi au Sinaï, rendu à l’Egypte en 1981 devant les pressions égyptienne et internationale. Mais tous les drones modernes, partout dans le monde, émanent de la colonisation israélienne du Sinaï. C’est à ce moment que les drones deviennent des plateformes de surveillance en temps réel. Ce sont les drones développés par Israël qui ont conduit les USA à réinvestir cette technologie après l’avoir largement abandonnée.

Bien que la France ait institué un embargo sur les armes à destination d’Israël après la guerre de 1967, elle utilise aujourd’hui des armes israéliennes développées pendant l’occupation du Sinai (et déployées au Liban, en Cisjordanie et à Gaza). La France a utilisé un drone de l’Israel Aerospace Industry Heron, modifié et nommé « Harfang » dans le cadre de la « Guerre mondiale contre le terrorisme », ainsi que lors des invasions et occupations unilatérales ou conjointes de l’Afghanistan, du Mali et de la Libye.

Dans les deux derniers cas, la technologie d’Israël – colonie de peuplement qui doit partiellement son existence aux Accords de Sykes-Picot, largement créés et mis en œuvre par la France – s’est développée consécutivement à ses attaques sur le sol africain menées avec des armes françaises. Israël a ensuite renversé la situation en passant du statut de client à celui de fournisseur, pour les invasions françaises de pays africains. C’est ainsi que la France profite considérablement des actions militaires qu’elle prétend rejeter via ses embargos.

Voilà donc quelques-uns des enchevêtrements impérialistes et coloniaux unissant la France, la Palestine, Détroit et l’Algérie.